Télécharger le compte-rendu complet de la 1ère Journée Nationale de l’Ecoute du 6 octobre 2010.
Jean-Paul Delevoye, maire de Bapaume, a été Sénateur du Pas-de-Calais et Président de l’association des Maires de France de 1992 à 2002. Il a été nommé ministre de la Fonction publique et de l’Aménagement du territoire dans le premier gouvernement de Jean-Pierre Raffarin de 2002 à 2004 où il a notamment engagé la réforme de l’E.N.A et celle de la Retraite des Fonctionnaires.
Occupant depuis 2004, les fonctions de Médiateur de la République, il est un observateur privilégié de la société Française. En février 2010, à l’occasion de la remise de son rapport annuel au Président de la République et au Parlement, Jean-Paul Delevoye déclarait au journal «Le Monde» : « Je suis inquiet, le chacun pour soi a remplacé l’envie de vivre ensemble» Jean-Paul Delevoye est sans aucun doute la personnalité du Monde politique qui insiste le plus, depuis de nombreuses années et dans toutes ses interventions, sur l’importance de l’écoute.
M. Didier Falcand – journaliste, animateur :
M. Jean Paul Delevoye a été Sénateur, ministre. Il est aujourd’hui Médiateur de la République. Médiateur de la République, c’est être à l’écoute des Français. Vous avez déclaré dans « Le Monde », à l’occasion de la remise de votre rapport annuel en début d’année à Nicolas Sarkozy : « Je suis inquiet.
Le « chacun pour soi » a remplacé l’envie de vivre ensemble ».
Le thème de la matinée est l’importance de l’écoute pour vivre ensemble. Je vous laisse donc la parole.
M. Jean-Paul Delevoye
Merci. Permettez-moi de saluer Nicole Viallat, votre Présidente, ainsi que Mme André, qui connaît également mon rapport puisque, après la remise de celui-ci au Président de la République, je suis également reçu par l’Assemblée nationale et le Sénat.
Avec Mme André, nous avons beaucoup travaillé sur les prisons, le droit des femmes. J’ai été dix ans Président de l’Association des Maires de France, qui est composée d’élus de droite et de gauche et deux ans ministre de l’aménagement du territoire. Je n’ai découvert la société qu’en tant que Médiateur, grâce aux 76.000 dossiers que nous recevons et depuis le 1er janvier 2009 grâce aux 5.000 appels téléphoniques au pôle Santé-sécurité-soins. Nous sommes dans une société d’information où plus de 50 % des gens ne connaissent pas leurs droits.
Les nouvelles technologies nous permettent d’accéder à tous les savoir, de supprimer toutes les distances. Or, si on se parle de plus en plus, on s’écoute de moins en moins ! C’est un des premiers constats sur lequel il faut que nous réfléchissions.
Même dans les entreprises, les gens ne se déplacent plus pour se parler, ils chatent par l’intermédiaire de l’ordinateur. Une étude américaine vient de faire ressortir que le temps d’écoute et d’empathie autour de la table, élément important de la rencontre intergénérationnelle, a diminué de 35 % !
Or, dès lors que vous ne parlez plus et que vous n’écoutez plus, vous ne transmettez plus.
La colonne vertébrale d’une société, c’est la transmission. En latin, « tradere » signifie transmettre. La transmission devient compliquée ; auparavant, on transmettait un savoir ; à présent, nos enfants en savent plus que nous. Ce sont même eux qui nous apprennent l’usage des nouvelles technologies !
Si l’on ne transmet plus des connaissances, on doit transmettre des valeurs. Or, aujourd’hui, on ne transmet plus de valeurs : on est dans la société du court terme où l’appropriation de l’image télévisuelle remplace l’exemplarité des parents, de la conduite, etc.
Je suis extrêmement attentif à votre journée nationale d’écoute. J’ai très clairement attiré l’attention des pouvoirs publics sur le fait que notre société manque cruellement de lieux d’écoute dans les familles, dans les universités, dans les entreprises. Dans les entreprises, seuls ceux qui fument se parlent aujourd’hui ! Je suis un peu provocateur…
Second élément : le suicide. Lors de la vague de suicides dans les prisons, puis à France Télécom, j’ai fait valoir aux journalistes qu’ils l’évoquaient parce que cela faisait un buzz médiatique mais ne parlaient pas du suicide dans la société française, du suicide dans sa globalité.
Troisième élément : les politiques vont avoir des débats compliqués sur la bioéthique ; Mme André a été adjointe de Roger Quilliot. Lui-même a pris la décision, avec son épouse, de mettre fin à ses jours, comme la mère de Lionel Jospin. On est dans une société où l’on ne peut pas condamner le suicide comme un échec. Il peut y avoir, pour certains, un choix socratique de mettre un terme à sa vie : bien vieillir, ce n’est pas vivre le plus longtemps possible mais le mieux et le plus longtemps possible !
Le choix de mettre fin à ses jours va donc s’imposer de plus en plus lorsqu’il s’agit d’un acte volontaire, raisonné mais cela pose le problème de la fragilité de la personne au moment de sa décision et de sa capacité à la prendre en totale connaissance de cause.
Le sujet qui vous concerne est celui de la fragilité de la personne qui ne considère pas le suicide comme un crime contre la morale mais comme une libération, pour qui la souffrance de vivre est plus forte que la souffrance de partir. C’est intéressant à analyser. Les mécanismes de notre société font qu’il existe aujourd’hui des individus de plus en plus fragiles, dans une société de plus en plus difficile.
Je pense que beaucoup ici ont vu le film Marius et Jeannette. Une magnifique phrase de Céline y est reprise, qui dit : « Il n’a plus assez de musique dans son cœur pour faire danser sa vie ». Aujourd’hui, pour beaucoup de nos concitoyens, la musique s’est arrêtée. Ils n’ont plus la force de faire danser leur vie. C’est une échappatoire, la pression de la vie étant devenue trop forte.
Le Médiateur a tenté d’analyser l’évolution de la société et de mettre l’accent sur des mécaniques plus redoutables que jamais, qui justifient notamment votre réseau d’écoute et de bénévolat ainsi que votre engagement qui, au départ, constituait une démarche religieuse et je n’oppose pas religieux à laïc. Je pense que notre société a aujourd’hui besoin plus que jamais de retrouver un engagement pour des causes qui dépassent notre personne. C’était autrefois le cas de l’engagement religieux ; c’est aujourd’hui celui de l’engagement laïc. Notre société manque de lieux d’engagement.
Le deuxième élément concerne le bénévolat. Notre société a oublié la notion du partagé, du sens donné à la vie et au temps. On a une relation au temps qui est consumériste : « Je veux consommer le temps pour mon plaisir et je n’imagine pas pouvoir m’enrichir ni avoir du bonheur à partager du temps avec l’autre ». Ce n’est pas neutre. On a basculé dans un consumérisme excessif qui fait que l’homme vaut aujourd’hui plus pour ce qu’il dépense que pour ce qu’il pense. On a remplacé le champ des convictions par celui des émotions.
On est dans un consumérisme total, que ce soit en matière conjugale « Je t’aime, je te garde ; je ne t’aime plus, je te jette » en matière d’emploi « j’ai besoin de toi, je te garde ; je n’ai plus besoin de toi, je te jette » ou en matière d’éducation « Je n’éduque pas mon enfant parce que je n’en ai pas le temps ; je veux lui donner du bonheur » en oubliant que la disparition du sens de l’interdit le fragilise terriblement. « Je ne veux pas que le professeur soit bon ; je veux qu’ils mettent une bonne note à mon enfant » ; « Je ne veux pas que le juge soit juste, je veux qu’il punisse celui qui m’a agressé », etc.
Il faut donc recaler les choses avec des outils de socialisation pour vivre ensemble qui ont été fragilisés : la famille, l’entreprise, l’église. C’est une chose à laquelle il faut réfléchir.
Lorsque j’étais ministre de l’aménagement du territoire, je me demandais pourquoi l’Espagne, avec 20 % de chômage, n’explosait pas. J’ai demandé une enquête à deux sociologues. Leur réponse m’a surpris au premier abord mais pas au second. Ils m’ont dit que l’Espagne n’explosait pas pour deux raisons, la famille et la fête ! En France, la famille explose et on fait la tête !
J’en reviens à la notion de partage. Nous sommes dans une société où la linéarité des parcours n’existe plus. Auparavant, il existait des stabilisateurs : on avait un travail, un statut, un salaire, un conjoint. Le parcours était tracé ! Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, qu’on l’accepte ou non, qu’on le déplore ou non, on est dans une vie fracturée : on va changer de conjoint, de métier, de statut. Les jeunes acceptent d’ailleurs ce fait.
Cette fracture de vie fait qu’il faut avoir des lieux où, à un moment donné, on peut poser et partager le fardeau, des lieux de ressourcement et des lieux de reconstruction.
Notre système de politiques publiques, qui est resté sur la linéarité, n’est plus forcément adapté. Un des débats que j’ai souhaité ouvrir en tant que Médiateur porte sur le fait que les technologies vont plus vite que les mentalités et les mentalités plus vite que les structures. Or, souvent, nos appareils politiques et administratifs gèrent des structures plutôt que demander leur adaptation. Ne sommes nous pas dans un décalage d’offres institutionnelles, d’offres administratives, d’offres politiques par rapport à une société qui a changé à toute vitesse ?
Permettez-moi de vous faire part de quelques éléments. La problématique du suicide, c’est le refus d’un quotidien difficile. On a perdu les tensions collectives. Lorsque nous étions dans une société rurale, au XIXème siècle, il existait une sorte de biorythme, de respect de la nature. Pour faire vite, on acceptait un quotidien difficile si, moralement, on était quelqu’un de bien et on allait au paradis. Il existait une promesse spirituelle qui faisait qu’on acceptait un quotidien difficile. Lorsqu’on a basculé dans la société industrielle, on a cessé de croire en Dieu mais si l’on était fier de son travail, on pouvait prétendre à une amélioration matérielle. La plus-value matérielle permettait d’accepter un quotidien difficile.
Nous sommes dans une société de consommation où l’homme est esclave des émotions et des envies que suscitent les médias et il n’y a plus d’espérances, ni matérielles, ni spirituelles.
Le quotidien devient donc très dur puisque, de la satisfaction des besoins, on est passé à la frustration des envies que l’on n’arrive pas à combler. N’ayant pas été élevé dans la conviction du choix et du refus, nous sommes donc frustrés en permanence.
Nous n’y avons pas suffisamment prêté attention et c’est d’ailleurs un sujet qui va fortement interpeller les politiques. Cela a démarré avec les Américains pour qui l’après-guerre a été une catastrophe du fait de la surproduction. A l’époque, le problème était celui de la consommation. Ils se sont demandés comment faire pour augmenter la capacité de consommation des produits qu’ils produisaient. Ils ont sollicité une armada de psychologues et de psychiatres qui leur ont conseillé de susciter les envies, d’élargir le marché. Ce fut l’un des premiers combats féministes : le fabricant de cigarettes Lucky Strike, pour élargir le marché, a eu l’idée de permettre aux femmes de fumer ! A l’époque, elles n’avaient pas le droit de le faire en public. Ils ont donc décidé de soutenir le droit des femmes à fumer comme les hommes !
Tous les films, jusque dans les années 70 à 80, sont allés dans le sens du développement des envies.
C’est ce qui est en train de se passer en Chine…
Les Américains viennent de franchir un cap supplémentaire : ils ont quitté le champ des envies pour aller vers celui des pulsions. Les films américains se sont aujourd’hui tournés vers le sexe, la frayeur, etc., avec un élément préoccupant : ils visent les 0 5 ans et essayent de capter le marché des jeunes, ce que Freud appelait l’identité primaire, ce qui va créer des dégâts considérables chez les adolescents anorexie, etc. Il existe aujourd’hui avec les violences scolaires une apparition d’autismes précoces extrêmement préoccupante, probablement liée au fait que la discussion, l’écoute, la transmission ont été remplacées par la télévision, le virtuel : vous n’échangez plus, vous disparaissez !
Sans nous en être rendus compte, nous avons quitté une société régulée par la morale dans laquelle nous étions brimés jusqu’à 18 ans. Nous étions protégés mais névrosés : notre problème de sexualité était freudien. Nous étions construits autour de la culpabilisation, de la faute et de la morale.
Aujourd’hui, la régulation chez les jeunes ne se fait plus par la morale. La notion de bien et de mal n’a plus cours du tout. Ils se moquent des discours moralisateurs. Leur vrai problème, qui est d’ailleurs préoccupant, c’est celui de leurs capacités à faire telle ou telle chose. Nos jeunes traversent aujourd’hui une crise de capacité et se mésestiment.
En second lieu, ils ne sont plus en quête de sexualité mais d’identité : « Qui suis je ? Quels sont mes repères ? ». Quelquefois, les liens du territoire sont plus forts que les liens du sang. La solidarité ne s’exerce plus au sein de la famille : souvent 50 % des interventions policières se font dans le cadre de la famille.
La famille, parfois lieu de protection, devient un lieu de destruction soit du fait de la violence, soit parce qu’on ne donne pas de preuves d’amour : « Je te donne tout ce dont tu as envie »… Un enfant perçoit la considération et l’amour dont il jouit lorsqu’on lui dit non. La violence vient du fait qu’il découvre l’interdit à l’école maternelle, qui plus est par une femme. C’est là que les traumatismes se mettent en place et fragilisent durablement toute une série de générations, aujourd’hui alimentées par des politiques publiques qui, depuis quarante ans, au nom d’une volonté de soulager nos consciences mais non les hommes, mettent ceux qui en bénéficient devant leurs échecs et non devant leurs potentialités : « Tu réussis à l’école, tu es quelqu’un de bien ; tu échoues, tu es un imbécile ! ». Un salarié, lorsqu’il est licencié, devient quelqu’un de moins bien !
On a mis en place une société normative qui devient aujourd’hui extraordinairement exclusive et non pas inclusive. Etre dans la norme, c’est bien, ne pas y être, ce n’est pas bien. La personne handicapée, on la mesure non par sa normalité mais son anormalité.
Le chômeur, on ne le mesure pas par le fait qu’il a perdu son emploi, mais par son employabilité.
Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’être chômeur ou non mais d’être employable et variable.
Toute la lecture que l’on a des individus est extrêmement préoccupante en ce qu’elle fragilise les personnes en les mettant devant des situations d’échec et non de potentialité.
Cela met l’accent sur la phrase de Malraux qui disait : « Il y a pire que la mort pour un homme, c’est de mourir un jour sans connaître les richesses qu’il portait en lui-même ». Quand vous mettez en place une écoute et un accompagnement, quand vous développez les guichets d’accueil vous avez souvent dû le vivre, vous, Madame, en tant qu’adjointe de Roger Quilliot et vous en tant qu’écoutants au bout d’un quart d’heure, les gens vous remercient sans que vous sachiez de quoi il vous parlait, simplement parce que vous les avez écoutés : « Cela me fait du bien d’être entendu ».
Il y a quelque chose de terrible dans ce XXIème, qui est le siècle de la mobilité, de la découverte de l’autre mais aussi celui de l’isolement. On peut être citoyen du monde et soutenir Haïti et laisser mourir son voisin sans s’en rendre compte !
Boris Cyrulnik, qui vient de sortir un essai formidable sur la honte, a prouvé par scanner que, lorsque vous ne parlez pas pendant trois mois, un certain nombre de lobes cérébraux sont détruits. La mécanique de l’isolement et de l’autisme produit donc une double fragilité, par rapport à soi-même mais aussi par rapport à l’autre, qui peut exploiter ces fragilités.
On le voit bien dans l’étude que nous avons lancée sur la maltraitance des personnes âgées qui se font racketter, exploiter, etc. et je ne parle pas de la fragilité des femmes.
Je voudrais revenir sur l’écoute. En tant que Médiateur, j’ai 300 délégués sur le terrain, un délégué dans chaque prison, un réseau international et des informations qui me remontent de différents points.
Quand vous parlez d’écoute, vous parlez de ce que vous entendez mais vous devez être également attentifs aux silences, à ce que l’on n’entend pas et le silence est parfois plus important que la parole. Le silence dans les couples où existe une violence conjugale est important. Il ne faut donc pas seulement vouloir développer l’écoute mais aussi les signes. Le silence du jeune qui s’enferme dans la drogue est parfois plus important que ce qu’il dit.
L’addiction la plus compliquée à combattre aujourd’hui, disent les pédopsychiatres, est l’informatique. C’est très préoccupant et les parents passent à côté !
L’écoute que vous pratiquez est donc majeure face à toute une société qui ne parle pas. Comment découvrir cette France des invisibles, des inaudibles, enfermés dans un esclavage moderne dont ils ne voient pas comment sortir ? C’est là la problématique de la virtualité. Les pédopsychiatres sont aujourd’hui frappés par un phénomène nouveau, celui des suicides des 12 13 ans, absolument anormal.
Nous sommes en train de mettre en place un travail sur l’identité. Les jeunes s’adonnent parfois au « binge drinking » en avalant deux bouteilles de vodka l’une derrière l’autre ; un certain nombre de psychiatres pensent qu’il s’agit d’une quête d’identité et non d’une fuite. Des mécaniques sont en train de se mettre en place, correspondant à des souffrances sur le questionnement identitaire.
Nous n’avons pas su, faute de transmission et du fait de la disparition des repères, leur donner un certain nombre de fondements suffisamment solides. Il n’existe plus de racines qui puisent dans la tradition, la famille, le terroir. Il n’y a plus non plus ni espérance, ni convictions : il n’y a plus que de la consommation. La conscience des peuples ne s’établit plus désormais en fonction de pensées philosophiques ou de la lecture mais en fonction du journal télévisé, une demi-heure à 3 heures après sa diffusion ! Si l’on fait un sondage 3 heures après, et si l’on a dit qu’Haïti, c’est triste, l’opinion dira qu’Haïti, c’est triste ; si on a dit Haïti est heureux, l’opinion dira qu’Haïti est heureux.
Il existe donc des fluctuations extraordinairement préoccupantes. L’identité propre n’existant plus, on épouse parfois des personnages, avec un certain nombre de passages à l’acte suicidaire liés à des sagas, à des films, etc.
Ce sont des événements dans lesquels vous avez un rôle essentiel à jouer. La société est structurée par trois grandes forces : les espérances, les peurs et les humiliations. On vient de quitter le champ des espérances. Il n’existe plus d’espérance religieuse, ni d’espérance communiste depuis la chute du mur de Berlin. L’espérance libérale est fragilisée par la crise financière. Il n’y a même plus d’espérance collective : on ne croit plus à la réussite collective mais à la réussite personnelle. Chacun est donc dans la survie personnelle. Or, quand il n’y a plus de gestion de ses propres espérances, on laisse la porte ouverte à la gestion de ses peurs et de ses humiliations. Lorsqu’on est humilié, on se tait et l’on cherche à se détruire, non pour se faire mal mais pour disparaître.
Nous avons donc probablement dans notre société moderne un certain nombre de forces qui se mettent en place et qui sont extrêmement dures pour celles et ceux qui sont les plus fragiles, qui n’ont pas eu la chance d’avoir un accompagnement affectif, familial qui leur permettent d’avoir des convictions et une certaine solidité.
J’ai toujours eu une admiration extraordinaire pour les alcooliques anonymes. Tous nos systèmes publics sont aujourd’hui basés sur la gestion d’un problème ou d’une personne alors que, culturellement, il faudrait l’abandonner pour accompagner les personnes à surmonter un problème.
C’est exactement ce que vous faites. Sortez de votre aspect instantané de l’écoute : ce qui me paraît très important, ce n’est pas le temps d’écoute mais l’accompagnement que vous permet l’écoute lorsque quelqu’un a eu la force de vous appeler n’oublions pas ceux qui n’ont pas la force de le faire !
Nous devons être attentifs à la dimension bénévole que vous représentez. Notre société, si elle veut lutter contre l’évolution consumériste et destructrice sur le plan sociologique que j’évoquais, va devoir en revenir à une réflexion sur la valeur du temps. Il faut que nous ayons un autre rapport à l’espace, à l’autre et au temps.
La notion de l’espace relève de la problématique de l’urbanisme, des lieux d’écoute. Nous sommes aujourd’hui entrés dans le conflit avec l’autre. Notre société dite avancée a paradoxalement développé le racisme d’assiette, quand on a quelque chose, on n’a pas envie de le partager avec celui qui n’a rien ou le racisme égoïste : on consomme du politique en demandant au politique d’avoir des vertus qu’on ne peut assumer soi-même, on vote pour un tel s’il garantit les niches fiscales ou un statut ; on se moque de l’intérêt général ! Nous sommes passés de la notion de fracture sociale à celle de sécurité : on a peur de l’autre et on paye des impôts pour ne pas être dérangé par l’autre !
Le rejet de l’autre est aujourd’hui un facteur de protection. Ne soyons pas forcément critiques. Quand quelqu’un dit : « J’ai un cancer », il fait du bien à ceux qui sont bien portants ; « Je suis au chômage », quel bien fait-il à celui qui a du travail ! On est dans une sorte de fausse compassion où l’on passe plus de temps à essayer de soulager nos consciences et d’assurer son propre confort plutôt que celui des autres.
Aujourd’hui, l’inconfort dans lequel on est en train d’entrer et qui est en train de favoriser certaines expressions politiques populistes et extrémistes en Hollande, en Espagne et en Italie fait toucher du doigt ce qu’on ne peut vivre.
On se demande ce qui pourrait nous arriver si l’on était seul et on se pose la question de savoir si, tout compte fait, on ne pourrait s’occuper de son voisin.
Je suis de ceux qui pensent qu’il ne faut plus obliger les enfants à aller à l’école mais les amener à aimer apprendre, qu’il ne faut plus obliger les gens à aller au travail mais les amener à aimer travailler, qu’il ne faut plus les obliger à vivre avec le voisin mais les amener à aimer vivre avec le voisin et c’est d’ailleurs pourquoi j’avais soutenu la fête des voisins.
Une récente étude menée par des psychiatres soulève la question de savoir si les nouvelles technologies ne sont pas, en France notamment, en train de produire une excitation quotidienne qui dépasse nos capacités de régulation.
Dès qu’on se lève, aujourd’hui, on branche la télévision ou la radio : excitation cérébrale ! On téléphone tout le temps ; avec les 35 heures ce n’est pas une critique on a l’ordinateur portable et dans tous les trains, on voit les gens, à 6 heures du matin, en train de taper, on n’arrête pas…
Il y avait le shabbat pour les juifs, le vendredi pour les musulmans, le dimanche pour les chrétiens. Maintenant, dès qu’il y a un jour férié, on se précipite dans les grandes surfaces. Les Français sont dans l’excitation permanente.
Quand on discute avec ses petits-enfants, il faut leur demander d’arrêter de jouer. J’ai essayé de faire un concours avec mes petits-enfants : au bout de 20 minutes, j’avais le cerveau en feu !
Pourtant, cela fait du bien d’avoir des lieux, comme les lieux d’écoute pour décompresser! Combien de temps passez-vous à écouter votre famille ? On ne s’écoute plus, on se parle ! Lorsque vous discutez avec quelqu’un, la personne vous répond parfois trop rapidement et souvent à côté. Soyez attentifs à cette dimension.
Paradoxalement, les nouvelles technologies font reculer les limites du possible, les journaux télévisés repoussent les limites de l’intolérable, contribuant à la disparition de la relation humaine.
J’ai dénoncé la déshumanisation à laquelle donnent lieu les plates-formes téléphoniques. Je n’ai rien contre les plates-formes téléphoniques. Quand quelqu’un répond, c’est très bien mais quand on ne peut obtenir, au bout du combiné, une femme ou un homme pour régler un problème particulier, on finit par exploser ! On a donc absolument besoin de remettre de l’humain dans nos relations administratives, familiales, etc.
Vos lieux d’écoute apportent une dimension humaine et constituent un engagement extrêmement important.
Le bénévolat, cependant, nécessite une formation. J’admire énormément ce que vous faites car écouter c’est évidemment avoir une capacité d’écoute, de compréhension et d’empathie avec l’autre. Comment avoir de l’empathie, de la proximité et de la distance pour ne pas être aspiré par la souffrance qui remonte ? Cette notion de professionnalisation est très compliquée et le bénévolat, aujourd’hui, ne peut plus être que l’expression du bon cœur : c’est du bon cœur et du savoir-faire !
Cela soulève également la problématique de la compréhension. Certains sont totalement désespérés et ont le sentiment que le monde entier les méprise. C’est le regard de l’autre qui crée la honte.
C’est un sujet sur lequel il convient de travailler, à commencer par les politiques : quand un enfant a un zéro à l’école, il a honte. Quand il participe au sport ou à la culture, il n’a pas honte. Dans ma ville, j’ai fait installer un mur d’escalade. Pourquoi ? Il y a, comme dans toutes les écoles de France, 35 % d’obèses : c’est le seul cours de gymnastique où tout le monde participe, le plus gros assurant l’escalade de tous les autres et passant ainsi de la honte à la fierté !
Parfois, on crée la honte chez celui à qui on s’adresse en le considérant comme un inférieur. C’est un problème compliqué pour les politiques. J’ai également demandé que l’on réfléchisse à la notion de gratuité. C’est un formidable cadeau de la République mais, après certains tests sur les gens bénéficiant de l’aide sociale, on sait qu’ils ont honte de la recevoir. Or, on ne travaille pas sur la honte, on ne s’occupe pas des dégâts psychologiques qu’elle provoque. Celui qui paye des impôts ne perçoit pas le sens de la solidarité à laquelle il doit participer en tant que citoyen et celui qui reçoit l’aide se sent déresponsabilisé parce qu’éloigné d’une société qui lui consent une aide sans lui porter la considération à laquelle il a droit en tant qu’être humain.
Remettre la gratuité en cause pour responsabiliser les gens est difficile. S’appuyer sur la famille pour lutter contre l’absentéisme scolaire est parfois une erreur car il est souvent dû à la peur de l’enfant de se faire racketter plus qu’à la honte de l’échec scolaire.
Je n’en veux pas aux politiques car il y a toujours un effet retard. Mme André nous disait que les choses avaient été compliquées en matière de droit des femmes. Je pense que l’on va connaître de nouvelles relations entre la société civile que vous représentez et la classe politique. Il ne s’agit pas ici de la critiquer car on a besoin de réponses politiques mais peut-être convient-il d’aider la politique à essayer de réduire le décalage entre l’évolution de la société et le contenu des discours politiques, qui ont tendance à relayer les conservatismes, chacun défendant sa structure.
Votre terrain d’observation est extrêmement important. Parmi les mécaniques de l’écoute, on trouve la découverte du respect : « Je suis quelqu’un puisqu’on m’écoute ». Aujourd’hui, on soigne les organes mais non les cœurs. Or, vous, vous soignez les cœurs.
En second lieu, la personne qui vous parle est écrasée par son fardeau. Le fait que vous la compreniez ou qu’elle ait la sensation d’être comprise amène une seconde étape qui est le partage et l’allègement du fardeau.
Dès lors que la personne sera plus légère, elle acceptera peut-être troisième étape que vous la preniez par la main pour commencer à imaginer un parcours qu’elle n’imaginait pas ou à inverser celui qu’elle avait choisi. Vous ne ferez pas remonter le fleuve aux sources mais vous serez peut-être le rocher qui permettra d’en modifier le cours. Vous ne devez pas impacter mais corriger. La problématique, c’est celle de la construction.
J’avais demandé au Conseil économique et social de réfléchir à la différence entre actifs et inactifs dans le secteur marchand. Lorsque vous êtes inactif dans le secteur marchand, vous êtes diablement actif dans le secteur social et sociologique. Si on enlève les personnes âgées, les soins palliatifs, les associations, les conseils municipaux, plus rien ne fonctionne !
La réussite économique passera par les entreprises ; celle du vivre ensemble passera par les citoyens, les associations et le bénévolat !
Il faut aussi retrouver les sens de l’engagement, civique ou au profit d’un collectif, le sens du temps. Ce sont des éléments extrêmement forts chez vous.
Nous devons aussi être attentifs à nos systèmes concurrentiels. J’essaye d’attirer l’attention des politiques sur la concurrence de nos systèmes républicains. L’école de la République, la mixité sociale, plus personne n’y croit. Si l’école du territoire, du fait des ventes de drogue, rapporte plus d’argent que l’école de la République qui promet un SMIC, on choisit l’école concurrente. Si on a l’impression qu’en respectant la loi, on est moins efficace qu’en ne la respectant pas, on choisit la loi du plus fort plutôt que la force du droit ! Si la famille oppose un interdit, on va dans une bande, où on retrouve plus de solidarité et si on n’a plus d’espérance personnelle ni collective, on répondra peut-être aux sectes, à la scientologie ou à certaines communautés qui vont provoquer des dégâts considérables.
Vous n’agissez pas uniquement sur le traitement de personnes que vous écoutez pour éviter qu’elles ne mettent fin à la vie parce que ce que nous leur offrons est insupportable à leurs yeux : vous êtes sur une dimension d’exemplarité d’une société qu’il nous faut absolument retrouver, celle du partage, de l’écoute, de l’empathie, celle qui veut donner du sens au temps consacré à l’autre car, paradoxalement, ce n’est pas du temps perdu mais du temps qui enrichit.
Ce sera vrai en médecine où le temps productif n’est pas uniquement celui de l’opération mais aussi le temps de l’empathie avec le patient. Le temps du patron, ce n’est pas le fait de faire plaisir aux actionnaires mais être attentif aux collaborateurs afin qu’ils soient heureux de travailler. C’est peut-être grâce à cette capacité de partage que l’on pourra essayer de redonner du plaisir à vivre ensemble.
Je ne résiste pas au plaisir de vous dédier ce petit conte africain que je trouve fort adapté. Un africain, à la fin de sa vie, réunit ses trois fils et leur dit : « Je dois transmettre à l’un d’entre vous la case qui appartenait à mon père, qui la tenait de son père, qui la tenait de son père. Je vais donner à chacun une pièce et c’est celui qui remplira le plus la case grâce à cette pièce qui aura la case ».
Le premier prend sa pièce, achète du bois et remplit la case au tiers ; le second prend la pièce, achète de la paille et remplit la case aux deux-tiers ; le troisième attend l’obscurité, prend la pièce, achète une bougie et éclaire toute la case !
Vous êtes celles et ceux qui, dans l’obscurité dans laquelle vivent un certain nombre de nos concitoyens, apportent cette lumière qui leur permet aux gens de mieux faire danser leur vie !
M. Didier Falcand
Vous dites qu’il faut réintroduire des lieux d’écoute : en quoi les pouvoirs publics et vous-même, en tant que Médiateur de la République, pouvez-vous agir pour inverser les choses ou faire en sorte que politique publique et pouvoirs publics changent la donne ?
M. Jean-Paul Delevoye
Nous avons, avec Mme André, beaucoup travaillé sur les prisons. J’ai souhaité mettre des délégués dans chaque prison. La première réaction a été un refus absolu. J’ai alors proposé une expérience avec dix établissements. Au bout de quelques mois, le directeur des Baumettes nous a dit que le fait qu’un détenu puisse accéder au délégué du Médiateur pour parler avait réduit de 30 % les faits de violence.
Second élément : l’administration, mais c’est également vrai pour les entreprises a souvent négligé deux fonctions essentielles, le traitement des réclamations et l’accueil. On y a souvent mis les handicapés ou ceux que l’on estimait improductifs, les tâches nobles étant considérées comme les finances, etc.
Aujourd’hui, la qualité de l’accueil est essentielle pour le service public et pour les entreprises et j’ai constaté une extraordinaire avancée de l’administration fiscale, qui a mis en place une réactivité très forte, tandis que les administrations sociales sont extrêmement en retard alors que ce sont celles qui ont le plus besoin d’empathie et d’accompagnement !
Nous alertons ainsi les parlementaires et les politiques et leur demandons de développer, avec les collectivités territoriales, des maisons d’accès aux droits. Les départements ont fait des avancées assez considérables en matière de maisons départementales du handicap mais nous sommes encore très en retard pour ce qui est de lieux d’écoute clairement identifiables !
C’est le cas des plates-formes téléphoniques. Essayer de changer d’abonnement France Telecom ou d’avoir un branchement ERDF ! Je soutiens les initiatives parlementaires qui poussent à avoir, par département, à côté des plates-formes téléphoniques, un lieu auquel s’adresser lorsqu’on ne parvient pas à avoir de réponse par exemple d’ERDF afin de bénéficier d’une alternative.
Dans le domaine de la santé, je me bats avec les ARS pour leur demander, à l’hôpital, de ne pas calculer la tarification à l’acte uniquement sur l’acte productif mais de prendre le temps nécessaire à écouter le patient et à voir les familles. Je passe beaucoup de temps dans les facultés de médecine. Les médecins nous ont interpellés en nous disant : « On nous apprend à être de formidables techniciens mais on ne nous apprend plus les humanités ».
Autre élément dont on doit aussi tenir compte, mais qui est compliqué : nous sommes dans une République laïque et il me semble que l’on a commis l’erreur, au nom d’une laïcité excessive, de ne pas apprendre à nos enfants les religions, les philosophies et les cultures. J’ai moi-même des petits enfants : quand ils vont dans une église, ils demandent ce que fait le type sur la croix ; quand ils voient quelqu’un accroupi sur un tapis, ils veulent savoir ce qu’il fait par terre ! On ne peut écouter l’autre si on ne comprend pas sa culture. Il va donc absolument falloir réintroduire dans l’éducation les notions de coran, de religion musulmane, de catholicisme, de protestantisme. Il ne s’agit pas d’inciter au religieux, au contraire : la laïcité est l’expression de la philosophie, y compris matérialiste, mais si quelqu’un fait le Ramadan, personne n’a à le critiquer. S’il est fatigué par le jeûne et que vous ne le comprenez pas, émetteur et récepteur n’étant pas sur la même longueur d’ondes, il y aura alors un défaut d’écoute.
C’est une dimension sur laquelle il reste encore beaucoup de travail à faire !
M. Didier Falcand
C’est une conviction mais on est loin de pouvoir l’introduire réellement dans les programmes scolaires.
Mme Michèle André
Je trouve cette question de la compréhension de l’univers de l’autre primordiale. Nous avons à peu près le même âge, Monsieur le Médiateur, à peu de choses près ; j’ai l’impression d’avoir appris cela au lycée, en histoire et en géographie !
J’ai eu la chance d’avoir un excellent professeur pendant six années, de la cinquième à la terminale. C’était une très grande pédagogue, fort exigeante. J’ai l’impression d’avoir tout appris de la culture, de la géopolitique et du monde ce qui m’a beaucoup servi entre 12 et 18 ans, au lycée, dans les cours d’histoire et de géographie.
Je crois beaucoup à l’influence de la géographie sur notre propre histoire. Cela me navre car, lorsqu’on a besoin de mettre des enseignements en cause, c’est sur ceux-là que l’on va choisir ; c’est contradictoire avec la nécessité de développer davantage la culture des enfants, sollicités qu’ils sont de toutes parts par l’éphémère qui ne sollicite pas la mémoire.
Je suis toujours frappée de constater que beaucoup de pédagogues, aujourd’hui, ne savent même pas l’importance de la mémoire dans le processus des apprentissages.
Quand on supprime les lieux de formation des pédagogues, on accentue encore les difficultés ; l’acte d’enseigner, ce n’est pas seulement un savoir que l’on essaie tant bien que mal de transmettre : c’est aussi une capacité, une compréhension de la transmission. On en revient toujours à cette question. On comprend les autres lorsqu’on admet ce qu’ils sont, certes, mais également lorsqu’on peut comprendre pourquoi ils sont ainsi.
Vous parliez de cinéma : un film que beaucoup ont sans doute vu est très instructif. Il s’agit « Des hommes et des Dieux ». On y voit des hommes que le destin a amenés là pour des raisons que l’on ignore au fond et qui sont attachés à cet espace. Je ne sais si vous avez en mémoire la phrase de cette femme qui dit : « Ne partez pas ; nous sommes l’oiseau sur la branche : vous êtes la branche ». Ils n’ont pas la même religion mais ils se respectent mutuellement. Il est clair qu’on ne le comprend pas si l’on n’a pas compris l’histoire tout court. Il faut même, pour comprendre ce film, avoir compris l’histoire de l’Algérie, et connaître la lutte entre le GIA et l’armée dans le seul but de prendre le pouvoir. On voit bien aujourd’hui les effets du GIA dans le désert nigérien.
Je pense donc qu’une des choses les plus importantes dans nos vies, c’est certainement l’histoire et la géographie. Avec ces bases, on s’aperçoit que l’on peut un peu mieux comprendre les autres et peut-être voyager moins bête, non pour consommer mais pour rencontrer les autres.
M. Didier Falcand
Avez vous le sentiment, au-delà de ce constat, que les choses peuvent bouger ?
M. Jean-Paul Delevoye
Edgar Morin a dit que la crise actuelle a rendu les sensibilités et les fragilités plus fortes.
Paradoxalement, on est plus sensible au stress, à la pénibilité, à la souffrance tout en vivant dans une sorte de banalisation de l’horreur. Aujourd’hui, les journaux télévisés font que l’on ne réagit plus aux attentats s’il n’y a pas plus de cinquante morts !
Les viols, etc., sont choses tellement courantes que l’on finit par trouver que le monde est cruel mais qu’il est normal qu’il le soit.
On vit de même dans la banalisation de la technologie : quand on prend un portable et que l’on téléphone aux Etats-Unis, on ne s’étonne même plus d’entendre quelqu’un dans un si petit appareil. On a perdu la notion de rêve. Il faut retrouver le sens du rêve et de la bonté des hommes.
Je crois que les périodes de crise sont propices au génie créatif. On perçoit l’inacceptable dans la crise.
Dès lors, tant que vous avez une capacité de révolte et de refus de l’inacceptable, vous essayez de faire preuve d’imagination pour tenter de trouver des réponses qui vous changent de direction.
Il y a probablement une inversion intellectuelle à établir. Le slogan du sommet de Rio, il y a quelques années, était : « penser global, agir local ». Aujourd’hui, il faut plutôt penser local et agir global.
Pourquoi ? La mondialisation, c’est évidemment le champ de l’économie ; la socialisation, c’est le champ du local. Le système économique ne pourra pas durer s’il détruit l’environnement et le capital humain. La reconstruction du capital humain se fait sur le plan local par la proximité, l’accompagnement, l’empathie.
Il existe énormément d’initiatives prises par le monde associatif. La fête des voisins est en train de connaître un développement assez extraordinaire. On vit à côté de quelqu’un qui peut être intéressant.
Lors de la fête des voisins, les gens se découvrent et peuvent s’entraider. On a développé les « cafés Alzheimer » après s’être rendu compte que la mortalité des aidants est de 30 % supérieure à la mortalité normale : on permet ainsi à quelqu’un, pendant qu’on s’occupe de son conjoint atteint d’Alzheimer, d’aller prendre un café avec des gens qui vivent la même épreuve. Quand les gens ont un ennui ou qu’un de leurs enfants est atteint d’une maladie grave, ils s’appuient immédiatement sur une association car ils ont besoin d’échanger, de comprendre. Nous ne sommes pas préparés à certaines épreuves de la vie.
Je suis encore un peu rousseauiste malgré tout ce que j’apprends : je crois à la bonté des hommes ! Il faut que l’on étudie attentivement le Siècle des Lumières, lorsque le progrès était signe de bonheur. De nos jours, le progrès est parfois signe de malheur mais on oublie que c’est nous qui créons ce malheur !
On assiste à une diminution des engagements politiques et syndicaux. Les gens ne croient plus à la politique, ni aux syndicats. Cependant, il existe un engagement extrêmement sympathique qui va dans votre sens. Il s’agit de l’engagement consumériste : de plus en plus de gens veulent garder leurs agriculteurs et achètent des produits bio et non la cerise du Chili. Il existe des évolutions de comportements citoyens et politiques, dans le sens noble du terme, autour de l’acte de consommation.
Des phénomènes assez intéressants sont en train de se mettre en place et devront passer par les élus locaux. Je suis attristé par la tension qui existe entre l’Etat et les collectivités locales. A l’évidence, c’est sur le terrain local que l’on va pouvoir agir, avec les enseignants. J’avais fait une expérience en allongeant de 15 jours l’année scolaire et mis en place du sport et de la culture, notamment dans des zones de montagne. Les enfants de la ville revenaient à l’école de la campagne grâce à un vieux berger qui les emmenait découvrir les fleurs et les paysages. Le problème, c’est que pour les syndicats, si l’on n’est pas agréé, on ne peut intervenir auprès des élèves ! Il faut aussi faire bouger la pensée syndicale.
En France, on a plus défendu le journaliste que le journalisme, le politique plus que la politique, le médecin que la médecine !
Il va falloir que l’on revienne à l’éthique, à l’exemplarité, à la morale des comportements et à la notion d’écoute et d’empathie. Dans le cas contraire, ce sera le chacun pour soi et c’est la loi du plus fort qui s’appliquera dans des rapports de violence. A l’évidence, c’est inacceptable.
Il y a de la place pour répondre à la quête de sens et de spiritualité dans le sens non religieux du terme. De plus en plus de gens s’interrogent sur le sens de la vie. C’est d’ailleurs au cœur de votre problématique : quand les personnes perdent le sens de la vie, ils ont tendance à basculer là où l’on sait.
Je suis lucide : j’ai tiré la sonnette d’alarme avec mon rapport. Je suis ravi que l’ensemble de la classe politique l’ait intégré et en débatte. J’espère que le vivre ensemble sera au cœur de la campagne présidentielle de 2012 ; il nous concerne les uns et les autres car on ne peut demander aux politiques d’assumer des responsabilités que l’on ne peut assumer soi-même. Jusqu’où faut il pousser la solidarité publique qui fait reculer la solidarité privée ? On met un enfant à la porte à 18 ans parce qu’il ne ramène plus d’allocations familiales et on place un parent en maison de retraite parce qu’il devient gênant.
On ne pourra créer une société où l’on demande au collectif d’assumer des responsabilités sur un océan d’irresponsabilités individuelles. Chacun doit se sentir acteur du vivre ensemble. Quand on va trouver le maire en disant qu’il faut régler le problème que l’on a avec son voisin, la vraie question est de savoir ce que l’on peut faire soi-même pour régler le problème.
Voilà des curseurs à déplacer. C’est un peu comme le cours du fleuve : vous n’arrêterez pas le fleuve, vous ne le ferez pas remonter aux sources mais on peut en modifier le cours. C’est long mais il faut peut-être prendre des virages sans quoi, si nous n’y prenons garde, nos sociétés risquent de devenir riches économiquement et très pauvres humainement !