REPORTAGE – Les bénévoles de cette association tentent de répondre à un sentiment de solitude aggravé par le confinement.
Madeleine METEYER – REDACTRICE au FIGARO
Article publié dans le FIGARO le 20/04/2021 à 18h07
– Bonjour, je vous appelle car j’en ai marre d’être isolée. J’ai bien quelques aides qui passent mais enfin…
On devine à la voix une dame d’un certain âge. Elle juge les journées longues, demande «à qui s’en plaindre à part S.O.S Amitié ?» Jusqu’au confinement, elle menait une vie professionnelle et y rencontrait, dit-elle, du succès; elle devrait donc pouvoir téléphoner à un ami, une connaissance plutôt qu’à une association, non ? Comme la conversation avance, on comprend : un mélange de pudeur, de honte, de solitude ressentie davantage que réelle lui fait préférer la conversation avec un inconnu.
Dans ce local de S.O.S Amitié – une des 55 antennes que compte l’association en France -, situé au premier étage d’un immeuble moderne de Boulogne (Hauts-de-Seine), François, un bénévole lui fait la conversation. Il rebondit sur ses propos sans la contraindre à dérouler son histoire plus en avant car «même si c’est dur de se retenir, la curiosité est proscrite». Cet appel doit être un bref instant de franchise, une bouée de sauvetage, pas une psychanalyse. Assis à ses côtés, nous l’entendons clôturer le dialogue avec cette dame lasse de tout en disant «pensez à vous». Elle répète deux fois qu’elle préfère penser aux autres. Il insiste. Elle élude, prend congé, merci Monsieur. Elle avait besoin de verser son cœur dans l’oreille de quelqu’un. Durée de l’appel : 20 minutes.
Soyons francs : avant de commencer cette première journée de «doubles écoutes» aux côtés des bénévoles, nous nous attendions à des appels d’une autre trempe, plus graves. Des «au secours» de suicidaires. D’autant qu’au premier confinement, les écoutants de S.O.S Amitié avaient reçu 40% d’appels de ce genre. Ces 26 et 31 mars 2021, nous n’en recevrons pas. Normal, nous dit François, les appels dits «psy», plus bénins, constituent 60% des appels reçus. À l’autre bout du fil, des individus relativement entourés mais assez déprimés ou anxieux pour se sentir très seuls.
En trois heures, lui conversera avec cette femme fatiguée, une autre dépressive, alarmée de «tourner folle», un homme badin, sous médicaments, qui chantera du Sardou et évoquera le temps où il avait de l’avenir dans le monde de la chanson, une jeune mère bannie de l’application Tik Tok, scandalisée par «la méchanceté de ce monde», une sexagénaire très digne, sûre d’être «inutile et triste» : ses proches ne l’appellent pas assez, ses anciens collègues l’ignorent, c’est bête, ça tient à rien. François passera 19 minutes à l’écouter avec attention. «Vous êtes au moins utile à votre fille», conclura-t-il. Oui, c’est vrai, réalisera-t-elle. Comme à la fin de chaque appel, le bénévole remplira une fiche pour caractériser l’appel reçu. Aucun ce matin-là ne recevra la mention «suicidaire».
L’impossibilité de lasser
Quand Delphine (ce prénom a été modifié), une quinquagénaire blonde, postula pour devenir bénévole à l’association il y a trois ans de ça, elle s’attendait «à des cas très lourds» et consécutifs à des drames : burn-out, divorce, deuil, licenciement. Si elle a déjà dû gérer des situations d’urgence, une femme en train de se suicider l’a notamment autorisée à appeler les pompiers, elle fut surprise de découvrir le profil des appelants : «des gens en couple, mariés, avec des enfants, un travail». Des êtres pour qui la vie est pénible sans qu’aucune catastrophe ne soit venue les frapper. Le fait la toucha au point qu’à un atelier de parole, organisé tous les mois entre les bénévoles, où il lui était demandé de choisir une photo représentant la solitude, elle sélectionna celle «d’un couple où l’homme et la femme se tournent le dos.» L’image de la solitude courante, que chacun a déjà pu éprouver, la frustration de n’être pas compris.
De 14h à 16h, ce 31 mars, Delphine prendra sept appels – le téléphone n’arrête pas de sonner. La première est une femme qui dit avoir des amis mais «l’oublier parfois». La crise sanitaire lui donne le sentiment d’un immense fouillis «On vit n’importe comment ! s’indigne-t-elle. Quand je vois que les enfants ne peuvent même pas aller à l’école...» Si elle se tourne vers S.O.S Amitié, c’est qu’elle «ne peut pas parler dehors à n’importe qui.» Ses angoisses durent, son entourage se lasse de les entendre, pas S.O.S Amitié. «Comme c’est anonyme, les gens peuvent tout dire, explique Delphine, même s’ils ont en honte. Même ce qu’ils n’osent pas dire à leur thérapeute s’ils en ont un.» Sur sept «appelants», seule cette dame évoquera la crise sanitaire. Si celle-ci a un temps servi de drame déclencheur d’angoisses, elle «n’est plus désormais la préoccupation principale. Les gens ne l’évoquent qu’en filigrane.»
Les appels suivants seront ceux d’une femme épuisée qui ne parvient pas à retrouver ni l’amour («ça va faire 12 ans que je suis tombée célibataire») ni le sommeil et juge «la vie dure, Madame» ; d’une jeune femme dont la mère lui rabâche du mal à propos de son père tout juste décédé, elle en a assez ; de deux «phonophiles», des hommes qui appellent pour se masturber à l’écoute d’une voix féminine, reconnaissables au silence qu’ils entretiennent pour forcer l’écoutante à parler (les nouvelles se font avoir, les autres coupent court) ; d’une femme «immensément seule», de 70 ans environ, qui raccrochera, déçue de l’écoute qu’elle jugera trop passive... «Ça, c’est un appel auquel je vais repenser, commentera Delphine, je n’ai pas réussi à me montrer proche d’elle... Je vais y repenser.»
Vers 15h30, la porte de la permanence s’ouvre sur Florence. À 93 ans, cette dame fluette d’une vivacité remarquable – des filles de vingt ans sont moins alertes – écoute depuis 40 ans. C’est vous dire si elle en connaît un rayon sur les douleurs humaines. Dans le couloir, Delphine l’interroge «la journaliste s’étonne de la simplicité des histoires qu’on nous raconte.» En accrochant son manteau, Florence sourit : «Chez nous, ces gens trouvent une authenticité qu’on ne trouve pas ailleurs. Entre celui qui appelle et celui qui écoute, il se produit parfois des moments de grâce, de connexion, où surviennent des déclics. Dans la vie, on est souvent très pressé, c’est rare de bien écouter l’autre.» Aussi ne trouve-t-elle pas dramatique que des personnes apparemment pas si seules, apparemment pas si anéanties, se tournent vers l’association. Elle existe pour ça.
Reproduction de l’article sur le site S.O.S Amitié Paris Île-de-France en accord avec la direction du Figaro